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Amiel City (le blog sur le journal intime d'Amiel par Philippe Amen)
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31 mai 2009

le blog, une mise en scène journalistique de soi

Le texte ci-dessous a été publié en 2006 sur le site AGORA VOX.

On appelle «blogueur» ce diariste moderne qui installe pensées et sentiments, images et conseils, quelques futilités réactives, un certain nombre d’exposés essentiels et parfois de simples recopiages choisis, sur la toile, dans la grande mare des blogs de ses congénères, qu’il visite. Il est le mutant de plusieurs générations d’hommes et de femmes qui, en secret, au coude à coude avec le papier d’un cahier au grain paré de l’encre du jour, disent qu’ils sont, qu’ils veulent être, qu’ils désirent laisser trace. Montaigne ne fut pas diariste, certes, mais cet autobiographe frappe toujours par la simplicité avec laquelle il dessine l’évidence des entreprises primordiales: dans Les Essais, la première phrase qui semble marquée par le sceau autobiographique est d’une netteté confondante et elle illustre, à mon sens, ce que tout blogueur se dit au moment où il balance un «post»: «Je veux dire mon expérience autour de ce sujet»[1]. Et notre blogueur d’entrer dans ce monde de relations, qui est bien davantage qu’un progrès de nos techniques de communication...

La différence fondamentale qui existe entre le diariste ancestral type Amiel et le «blogueur posteur moderne» n’est pas tellement que l’auto-destination, gage d’une sincérité revendiquée, vole en éclat. Ce n’est pas que ce blogueur peut échanger en temps réel l’information avec d’autres soi-même. Ce n’est pas que dans ces journaux intimes d’avant l’âge de l’ordinateur, toutes les obsessions sont permises, toutes les folies, toutes les architectures intérieures, alors que sur le net publier signifie se conformer, à la loi notamment. Ce n’est pas qu’hier, on écrivait clandestinement et qu’aujourd’hui, on expose. Ce qui change profondément - et on verra que ce changement est un phénomène renversant, c’est le mode de calcul de l’existence.

Henri-Frédéric Amiel et ses presque 17 000 pages de journal intime rédigées, mais aussi Stendhal, Maine de Biran, Delacroix ou Tolstoï, sont des hommes qui manifestaient, dans l’instinct de la confession régulière, le désir d’entasser des cahiers comme on échafaude un édifice observable par soi seul. Le paradoxe du journal comme grand œuvre, c’est que ces écrits étaient trop intimes pour être des œuvres (le journal n’a connu un statut littéraire qu’avec Gide) et trop monumentaux pour ne pas créer de la vanité. Écrire le journal de sa petite vie honteuse, dans le secret des cabinets du XIXe siècle, était un acte de constitution de soi par le nombre, par le calcul. Mais il s’agissait d’une utopie de nombre, le journal intime étant concrètement un lieu qui n’existe pas, sans échange autre que celui d’avoir manifesté sa volonté de se livrer au papier salvateur dans un recommencement charpenté. Pour ces hommes de l’habitude, le journal n’illustre pas une satisfaction fragmentée, il accumule dans la continuité d’une auto-analyse caténaire une expérience entassée. Cependant, mêler sa voix intime aux voix communes et publiées intéressait peu quelqu’un comme Amiel. Il écrit le 18 mai 1870: «Je sais bien que le spectacle de l’universelle logodiarrhée et de l’écrivasserie contemporaine est propre à dégoûter de cette vocation»[2]. Le blogueur moderne est fort éloigné de ce dégoût. Il aime au contraire le spectacle des éclaboussements de publications fragmentées, ce spectacle étant un agent créatif de son ego, de premier ordre. Hier, Amiel forgeait une écriture intime dont le relâchement et la liberté anéantissaient la possibilité de faire œuvre. Le texte amiélien eut cependant un tel impact une fois publié (il existe des auto- destinations qui fascinent!) que le journal fut après coup l’œuvre que l’on sait. Aujourd’hui, le blogueur se saisit d’une écriture instinctive et souvent peu normée, dont la vivacité et l’esprit volatile se moque de l’œuvre. Si le journal intime (son aventure sur le papier, j’entends) est une forme littéraire, le blog n’est qu’un mode de participation citoyenne aux échanges du monde. La perspective est radicalement autre. On passe de l’intime protégé, ressassé, fragile, à une mise en scène journalistique de soi.

On peut difficilement alors définir les blogs comme des journaux intimes. Ils participent, sur le Web, d’un état d’esprit qui ne place pas l’écriture au premier plan.

Cependant, le problème de la reconnaissance du scripteur (j’écris = j’existe) semble se poser de la même façon. Comme Amiel, qui numérote avec soin ses 174 cahiers, les orne d’une datation qui borne son avancée, qui note l’heure à laquelle il écrit, qui calcule dans un pronostic saisissant les assauts virtuels de la mort[3], qui fait le compte moral de ses journées, qui fait des plans et des hiérarchies, le blogueur s’inscrit dans une chronologie sans cesse rappelée. Les archives sont les anciens cahiers qu’on peut relire pour ré-exister, les «post» sont datés automatiquement à la minute près, les obsessions temporelles semblent les mêmes. Semblent seulement. Car la matérialisation de l’existence du blogueur tient finalement peu dans l’acte d’écrire, mais se fixe par le nombre de visites que ce site s’enorgueillit de compter. Les pages privées (elles sont en fait institutionnelles) comportent les fameux outils statistiques sur lesquelles le blogueur passe du temps pour évaluer sa notoriété, son référencement. Le narcissisme comptable. Il suffit de lire, ici ou là, quelques bilans de blogueurs très heureux: ils font du chiffre! Cette reconnaissance équivaut à l’équation «je suis visité = j’existe», et transforme fondamentalement le rapport au dire. Le diariste ancien se contentait d’écrire, copiait sa vie au jour le jour, pour établir un vaste édifice d’introspection. L’écrivailleur que dénigrait Amiel écrivait pour publier, et cette exposition suffisait à son statut. Le blogueur d’aujourd’hui réagit pour compter, et c’est ce compte qu’il regarde d’un œil doux. Et curieusement, dans cet élan de soi, n’est-ce pas cet autrui souvent anonyme, cet autrui qui fait nombre, qui a le dernier mot?

[1] Montaigne, Les Essais, Livre I, chapitre XIV, Arléa, 1992, p. 47.

[2] Journal intime, L’Age d’homme, tome VIII, p. 59

[3] «Tu as repoussé 15 425 fois la mort, par le sommeil et la nourriture; mais il faut succomber dans la lutte; et suivant les probabilités, la bobine de tes jours n’a plus qu’à tourner que quatre ou cinq mille fois sur elle-même, en accélérant de vitesse, jusqu’à l’heure où ton fil sera épuisé» (tome VI, p. 595).

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