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Amiel City (le blog sur le journal intime d'Amiel par Philippe Amen)
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4 juin 2009

mélancolie et lucidité

Analyse d'un texte du journal d'AMIEL

du 20 septembre 1864

éditions l’Age d’Homme, tome V, p. 572

EXTRAIT : « Pourquoi suis-je si long...cette forêt de pages vaines »


La mélancolie d’Amiel est issue de son caractère mais provient peut-être de la tenue quotidienne de son journal intime. Le journal permet en effet de juger une vie en train de s’écouler et de traquer les défaillances les plus minimes. Cette page de 1864 – Amiel a 43 ans – se situe parmi celles où le diariste s’interroge sur ses talents et sur le rôle de son journal. Nous étudierons dans un premier temps comment Amiel se dénigre, puis nous examinerons les fonctions qu’il assigne à son journal intime.

AMIEL SE DÉNIGRE

Pour se juger, Amiel se place tout d’abord dans le champ de la création. Son rêve d’intellectuel est de concocter un livre de philosophie qui lui permettrait de faire sa place parmi les penseurs de son pays, la Suisse. C’est donc par des défauts d’écriture, de style, que débute cette réflexion sur lui-même. Le diariste se trouve « long » et « pesant », incapable de créer avec finesse. On remarque l’expression retourner 10 fois une idée qui marque ses difficultés à écrire, expression reprise un peu plus loin par le mot savant « circonvallation ». On remarque également que le chiffre 10 est réutilisé pour grossir cette incapacité : depuis 10 ans dit-il, il n’a pas fait de progrès. Cette critique est d’autant plus forte qu’il utilise l’adverbe « jamais » à la ligne 3. Pourtant, le diariste a l’habitude d’écrire. Il noircit des « milliers de pages », mais il croit ne pas savoir écrire parce qu’il fait une forte distinction entre l’écriture du journal qui est du côté de l’habitude, de la fragmentation, et l’écriture de la création qui est un but en soi, qui cherche à « former un tout bien lié ». Pour faire ressortir son incapacité à être un écrivain, il se compare à Eugénie de Guérin (autre diariste) qu’il loue grâce à la métaphore du papillon. Il crée une opposition entre « papillon » et « naturaliste » pour montrer qu’Eugénie de Guérin, qu’il est en train de lire, écrit avec légèreté, aisance, finesse, alors que lui est un savant lourd, un érudit grossier. Il faudrait qu’il se métamorphose en papillon : remarquons le verbe pronominal « je me traîne » (ligne 6) qui correspond davantage à la chenille qu’au papillon ! Cette notion de métamorphose lui sert d’ultimatum dans la suite de son examen. Nous lisons un peu plus loin : « je devrai changer ou avoir changé ». Il a donc conscience qu’il lui faut désormais devenir un homme qui travaille sérieusement à élaborer un livre. Notons que la parenthèse qui précède anéantit l’idée qu’il pourrait puiser dans ses cours pour créer ce livre tant attendu. Amiel est donc en train de constater son échec. Il le fait tout au long du texte grâce à un vocabulaire dépréciatif qui rend négatif soit son état présent : « novice », « me fait perdre », « existence incomplète », « ce qui me manque » (répété 2 fois), soit son caractère : défiance de moi-même, apathie, solitaire méditatif, rêveur, psychologiste, curieux, bavard. Tous les termes qu’il aligne sont pour lui des critiques très vives car c’est bien cette nature curieuse, bavarde, avide de psychologie qui l’empêche de se mettre à la tâche.

Pour se dénigrer, il faut avoir conscience de rater sa vie. Amiel a deux objectifs qu’il souligne très souvent dans son journal : faire une œuvre, créer un foyer. Ces deux rêves sont des rêves de création, qu’il signale par un lien presque automatique, dans la phrase : « ce qui me manque c’est (...) un ouvrage sur le chantier, une épouse à mes côtés ». Rêve de normalité puisqu’il se sent au moment où il écrit à l’écart de la société. L’ouvrage et l’épouse se retrouvent dans l’aspiration suivante : il a envie d’une « vie plus normale et mieux remplie » (ligne 36). C’est ainsi qu’il pourrait accéder au bonheur.

AMIEL DÉFINIT LES FONCTIONS NÉFASTES DE SON JOURNAL

Le lecteur est frappé par une opposition implicite qui appuie l’autodénigrement d’Amiel. A la ligne 11, il emploie l’adverbe de lieu « ici », ce qui signifie les pages sous sa plume, son journal. Et il espère, nous l’avons vu, créer une œuvre, un « là » hypothétique et salutaire. Pourtant, paradoxalement, il ne parle pas de cette future œuvre, il analyse son habitude néfaste de tenir un journal. Le lecteur remarque aussi que plusieurs questions sont posées dans le texte. La première (ligne 1) équivaut à chercher le coupable de ce trait de caractère qui l’empêche de créer. La seconde (ligne 16) a trouvé le coupable et remet en question la mauvaise habitude. Ce coupable c’est le journal intime. Pour Amiel, tenir un journal ne comporte que des défauts :

  • Il n’apprend pas à écrire correctement

  • Il fournit une amitié artificielle (la gradation ascendante « dialogue, société, compagnon, confident », qui classe les éléments du moins intime au plus intime, est frappante)

  • Il permet de se suffire à soi-même (« protection », « prétexte »)

  • Il enferme l’homme dans l’habitude (et c’est une drogue : on est stupéfait par le lexique de la dépendance (les verbes renoncer, tomber, les mots substitut, narcotique) et par le lexique du crime car Amiel pense qu’il est criminel de ne pas suivre la loi de la nature : quand on a du talent, il faut le faire fructifier, quand on est un homme, il faut avoir une épouse (les verbes tromper, éluder, frauder, narguer et les substantifs échappatoire, stratagème, ruse)

  • Il réduit l’homme à des pages inutiles et mortes (« feuillets muets », « forêt de pages vaines »)

Amiel est également habile à utiliser des métaphores pour se convaincre qu’il a tort de poursuivre l’écriture de son journal. On remarque la métaphore du dessin, au début du texte (le vocabulaire du dessin [trait, croque, profil, ombrer, modeler] lui permet de critiquer les analyses trop appuyées de son journal. Il emploie aussi la métaphore du tonneau que l’on « ouille » (remplit) qui montre que le journal n’est qu’une accumulation de faits qui sert à remplir la pensée, l’âme, du diariste. Dans le même sens, il utilise la formule plus prosaïque de « bouche-trou ». Enfin, il montre par une 3e métaphore, la métaphore de la chasse qui est ici un cliché, qu’il poursuit l’ombre à la place de la proie (dernières lignes du texte).

Amiel va-t-il, après ces lignes mordantes, abandonner son journal ? On en doute si l’on analyse le ton fataliste de cette phrase : « Quand j’aurai mieux, je lâcherai volontiers cette ressource ». Encore faut-il avoir mieux... Nous le savons, Amiel a tenu toute sa vie son journal intime. Il ne s’est jamais marié. Il n’a jamais écrit aucun livre de philosophie. Il a rédigé presque 17000 pages de journal, en quelque sorte une grande « forêt » autobiographique.


La lucidité d’Amiel est remarquable et inquiétante. Il analyse tellement bien ses besoins et ses défauts qu’il pourrait facilement remédier aux critiques qu’il se fait. En cela, il est un précurseur de la psychanalyse (Amiel est mort 5 ans avant que Freud s’installe comme thérapeute à Vienne, en 1886). En effet, on sent qu’Amiel sait parfaitement analyser ses manques et ses motivations. Cependant sa mélancolie est sans doute trop forte pour qu’il lâch e le principal plaisir de son existence : laisser une trace de sa vie au jour le jour.

 

 

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